Mon ami Bigotes

J’aime à l’appeler Bigotes. Pour deux raisons: la première, c’est que ça lui donne un air espagnol qu’il n’a pas du tout; la seconde, c’est que contrairement aux airs révolutionnaires qu’il se donne: c’en est un, de bigot.

C’est incroyable comme le souffle de la Réforme est susceptible de générer chez d’authentiques bourgeois une attitude qui, si elle était catholique, serait assimilée à un enthousiasme, voire à un fanatisme. Mais l’impossibilité dans laquelle se trouve l’âme de ces gens-là, qui sont une catégorie de croyants bien particulière, d’exercer leur passion sur un objet unique du fait de la pratique protéiforme de leur foi, les prive de se distinguer régionalement, puis nationalement pour leur sainte dévotion (car il y a en Religion, comme dans tous sports, un esprit de compétition avec son système bien particulier de distinctions et de récompenses qui mériterait là aussi que l’on alignât quelques connards sur les rangs des Jeux Olympiques de l’aveuglement). Bref, en un mot: c’est un refoulé de l’ostentation, un pharisien de pacotilles qui camoufle sous des abords libertaires une trouille bien bourgeoise de tout ce qui touche à sa santé. Il braille, a des airs gargantuesques, répugne par sa fausse bonhommie et la laideur du bec de lièvre qu’il camoufle difficilement sous le blason de sa pelure: il est laid, et ça se sait. Il parle de ses problèmes biologiques, de ses dents, de ses genoux, de ses entrailles et de toutes ces choses propres à susciter l’effroi des gens raisonnables. Ce n’est pas là son seul défaut. Je vous parlerai de ses qualités plus tard.

Il est également affublé de deux vices: le premier, c’est qu’il a la manie qu’ont les anciennes victimes de la boisson de croire que la rigueur morale qu’ils affichent en refusant ostensiblement de boire autre chose que de l’eau au milieu de convives est une force quand ce n’est là encore que la signature d’un péché originel. Le second, c’est qu’il est impuissant. Ah, comment sait-on ces choses-là quand on ne fréquente que peu les personnes dont on parle ? Eh bien, il y a des signes de société qui ne trompent pas, en voilà deux. Tout d’abord, il cherche la compagnie des femmes en permanence quand la sienne est très loin - ce qui arrive souvent tant la sainte femme n’ignore pas qu’elle ne craint rien en le laissant vagabonder. Non pas tant pour les séduire, il en est incapable; mais pour le lustre que cette précieuse compagnie lui apporte - croit-il - aux yeux des jeunes loups qui le courtisent puisqu’il est riche. Au milieu de femmes plus jeunes, qui rient parfois à ses saillies (j’emploie ce terme à dessein), son regard s’allume du feu de la convoitise et s’éteint aussitôt, comme soufflé par la nostalgie du temps de sa puissance. Ce court moment où il passe de l’ivresse, qui lui manque, au désespoir peut se lire dans son regard plus de dix fois en une heure: cela le rendrait sympathique, en somme, si n’était cette propension à asséner tant de contre-vérités qui voudraient être spirituelles, et qui ne sont rien.

Ce néant de l’âme et de l’intelligence d’un scribouillard opportuniste résulte des curieuses compromissions de son parcours, tantôt à gauche, voire très à gauche, mais si confortablement installé à droite. De ce genre de gens qui portent le col chinois sur des costumes aux fils dorés et dont le prix à lui seul devra s’être annoncé pour le condamner définitivement le jour où un tribunal se réunira pour juger les hypocrites et les traîtres. D’ailleurs, j’en viens à considérer aujourd’hui, mais ce ne fut pas toujours le cas, que cette fantaisie de carnaval est aux gens de gauche ce que la gourmette est au campeur, le blaser au marin de saint Tropez et la montre à gros cadran au loulou des banlieues: le signe d’un mauvais goût. Mais peu importe, en somme: il est ce qu’il est, louvoyant pour rester au contact de ce qu’il a perdu le jour où il a tout quitté: la jeunesse et le succès. Il lui manque l’intelligence, la culture et la finesse ?

Mais de cela, il se moque éperdument car ce qu’il admire, c’est la force: la seule vraie valeur. Il rêve d’un univers où domine la puissance dont il a la nostalgie et se rêve entouré d’une foule béate de profanes qui partage pour lui la convoitise qu’il a pour elle. Quant au reste, il feint de s’y intéresser; mais en vérité n’y comprend rien au point qu’il s’imagine que tous ceux qu’ils croisent et qui ont du succès partagent ses ambitions et ses avidités.

Il n’en est rien, en vérité, pauvre petit. Mais cela, tu ne le sauras jamais. Et le jour où ceux qui t’entourent aujourd’hui se feront porter pâle le jour de ton inhumation car ils ne te doivent rien et ne t’aiment pas, alors il sera évident que le poids de tes crimes est bien plus lourd que celui de tes lauriers. Mais qu’importe ? Car crois-tu vraiment au fond de toi aux Mystères de la Résurrection ?

Mais cela, pauvre Bigotes, j’en doute, c’est une autre fiction, c’est le dernier mensonge que tu te racontes à toi-même.

Ah, je réalise que je vous avais promis de vous parler de ses qualités; mais voilà que ma plume ne trouve plus le chemin de l’encrier. Il me faut donc renoncer à la fiction que je souhaitais broder.

Xavier-Laurent Salvador