Ninon va être mère

Ninon attend un heureux événement. C’est comme ça qu’ils appellent la chose à quoi elle se prépare. Cela fait quatre mois, mais il semble que ce soit depuis huit tant elle a les manières d’une parturiente et l’on ne se souvient plus, à vrai dire, du moment où la modification a eu lieu comme si tout jusqu’à ce jour ne l’avait préparé qu’à cette métamorphose.

Tout son être, tout son corps, crie au monde, à la société, aux siens : c’est de votre faute. Elle voue secrètement aux gémonies tous ceux qu’elle juge responsables de ça : les prêtres et leur mystique, les bourgeois et leurs codes, la famille illégitime, la société qui la concurrence, le prolétariat bien nommé, la nature et ses fantaisies, la loi enfin, Dieu Lui-Même qui n’en demandait pas tant et la terre qui continue de tourner malgré les vingt et un kilos supplémentaires dont elle l’inflige pour la ralentir et lui rappeler qui est la maîtresse ici-bas.

Le mari, le conjoint, ou quels que soient les noms qu’elle lui reconnaisse, ignorant de la nature du crime qu’il a commis n’entrevoit jamais les moyens de le faire pardonner. Il tempère alors son désir, sincère, d’être père avec celui d’élever l’enfant et comprend bien vite que ce sont là des choses qui, à y bien réfléchir, ne sont pas si liées que l’on essaie de nous le faire croire.

Fini le temps des apparences, croit-elle - mais il reviendra vite - Désormais, elle ne boit plus mais s’hydrate; ne s’assoit plus, mais repose son corps fatigué; ne mange plus, mais nourrit l’être qui la consume de l’intérieur; ne dort plus, non mais repose. Elle se conforme à l’état de nature, puisque la nature en a voulu ainsi. Elle ne mange que des choses qui lui plaisent, non pas pour satisfaire un désir, ce serait être égoïste, mais parce que cela lui est dicté par cette voix à qui elle obéit et qui lui murmure à l’oreille que ses fantaisies sont en fait des instincts respectables: on songe avec effroi aux cinq mois qui viendront !

Et Ninon de s’étonner qu’ayant atteint si vite les formes d’une parturiente, on lui demande d’attendre encore vingt semaines. Le temps vient de l’endurance, puis de la délivrance. Il en est ainsi des moeurs de notre temps: l’accouchement est le moment qui voit la naissance d’une mère.

Xavier-Laurent Salvador