L'autre à la parole empêchée

Quant à l’autre, là, j’ai beau y réfléchir, il ne me vient rien.

Est-ce parce qu’il est affligé d’un bégaiement prononcé dans toutes les langues qu’il croit maîtriser, ou parce qu’il se dégage de sa personne un constant ennui que rien ne vient égayer ? Je n’en sais rien. Il est des personnes, dans les salons du Monde, qui sont l’image de la mort. Un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, puis les portes de corne et d’ivoire du songe lointain. Et soudain, la brutale irruption du réel dont la frêle assurance n’est guère étayée. Quelles que soient les circonstances, le réel porte le Jean: le Jean en en pantalon, en veste, en chemise, en chaussures. Tout est bleuâtre et pâle, jusqu’à son teint et son haleine.

Ah, il me vient à l’esprit que ses jambes arquées lui confèrent une démarche bleue également.

Sans être grand, il n’est pas petit; il n’est ni maladroit, ni adroit; ses saillies sont lentes et sa réserve, que l’on pourrait prendre pour une sagesse, se révèle bien souvent une timidité hargneuse liée à sa parole, empêtrée. Il a pourtant une grande force: l’obséquiosité servile avec laquelle il suit obstinément les gens dont il craint la force, le pouvoir et l’argent. Il est l’homme de tous les partis politiques sans idéologie, centriste avec les uns; modéré avec les autres. Ses idées sont en accord avec ses actions: sans intérêt.

Mais soudain vient l’opportunité d’écrire, et le mail révèle alors la bestialité qui sommeillait en lui. Loin, à l’abri derrière son écran, sa hargne se reveille: il réclame des têtes, exige le respect, ordonne, déclare, déclame, ironise. Héros nocturne, très vite rattrapé par le soleil, il se tait aussitôt que la chose est sue. Et rentre avant le petit jour, pareil au gastéropode sans coquille dont il partage les caractères principaux: la bave et la mollesse, dans les anfractuosités des roches de la cité afin d’y fuir la lumière qu’il redoute et la foule, qu’il craint.

Xavier-Laurent Salvador

Commerçant

Un ami me demandait récemment ce que l’on pouvait bien offrir à Phaeton dont les libraires raffolent. Je lui ai dit qu’après mûre réflexion, le mieux serait de lui offrir un de ses propres ouvrages, et cela pour deux raisons: la première, c’est qu’ainsi peut être il le lirait; la seconde, c’est qu’il aurait l’assurance que notre argent était bien dépensé pour lui-même. C’est là ce qui compte le plus. Car à y bien réfléchir, celui qui écrit des livres pour les vendre est un commerçant; celui qui écrit pour être lu, celui-là est un auteur.

Xavier-Laurent Salvador

Mon ami Bigotes

J’aime à l’appeler Bigotes. Pour deux raisons: la première, c’est que ça lui donne un air espagnol qu’il n’a pas du tout; la seconde, c’est que contrairement aux airs révolutionnaires qu’il se donne: c’en est un, de bigot.

C’est incroyable comme le souffle de la Réforme est susceptible de générer chez d’authentiques bourgeois une attitude qui, si elle était catholique, serait assimilée à un enthousiasme, voire à un fanatisme. Mais l’impossibilité dans laquelle se trouve l’âme de ces gens-là, qui sont une catégorie de croyants bien particulière, d’exercer leur passion sur un objet unique du fait de la pratique protéiforme de leur foi, les prive de se distinguer régionalement, puis nationalement pour leur sainte dévotion (car il y a en Religion, comme dans tous sports, un esprit de compétition avec son système bien particulier de distinctions et de récompenses qui mériterait là aussi que l’on alignât quelques connards sur les rangs des Jeux Olympiques de l’aveuglement). Bref, en un mot: c’est un refoulé de l’ostentation, un pharisien de pacotilles qui camoufle sous des abords libertaires une trouille bien bourgeoise de tout ce qui touche à sa santé. Il braille, a des airs gargantuesques, répugne par sa fausse bonhommie et la laideur du bec de lièvre qu’il camoufle difficilement sous le blason de sa pelure: il est laid, et ça se sait. Il parle de ses problèmes biologiques, de ses dents, de ses genoux, de ses entrailles et de toutes ces choses propres à susciter l’effroi des gens raisonnables. Ce n’est pas là son seul défaut. Je vous parlerai de ses qualités plus tard.

Il est également affublé de deux vices: le premier, c’est qu’il a la manie qu’ont les anciennes victimes de la boisson de croire que la rigueur morale qu’ils affichent en refusant ostensiblement de boire autre chose que de l’eau au milieu de convives est une force quand ce n’est là encore que la signature d’un péché originel. Le second, c’est qu’il est impuissant. Ah, comment sait-on ces choses-là quand on ne fréquente que peu les personnes dont on parle ? Eh bien, il y a des signes de société qui ne trompent pas, en voilà deux. Tout d’abord, il cherche la compagnie des femmes en permanence quand la sienne est très loin - ce qui arrive souvent tant la sainte femme n’ignore pas qu’elle ne craint rien en le laissant vagabonder. Non pas tant pour les séduire, il en est incapable; mais pour le lustre que cette précieuse compagnie lui apporte - croit-il - aux yeux des jeunes loups qui le courtisent puisqu’il est riche. Au milieu de femmes plus jeunes, qui rient parfois à ses saillies (j’emploie ce terme à dessein), son regard s’allume du feu de la convoitise et s’éteint aussitôt, comme soufflé par la nostalgie du temps de sa puissance. Ce court moment où il passe de l’ivresse, qui lui manque, au désespoir peut se lire dans son regard plus de dix fois en une heure: cela le rendrait sympathique, en somme, si n’était cette propension à asséner tant de contre-vérités qui voudraient être spirituelles, et qui ne sont rien.

Ce néant de l’âme et de l’intelligence d’un scribouillard opportuniste résulte des curieuses compromissions de son parcours, tantôt à gauche, voire très à gauche, mais si confortablement installé à droite. De ce genre de gens qui portent le col chinois sur des costumes aux fils dorés et dont le prix à lui seul devra s’être annoncé pour le condamner définitivement le jour où un tribunal se réunira pour juger les hypocrites et les traîtres. D’ailleurs, j’en viens à considérer aujourd’hui, mais ce ne fut pas toujours le cas, que cette fantaisie de carnaval est aux gens de gauche ce que la gourmette est au campeur, le blaser au marin de saint Tropez et la montre à gros cadran au loulou des banlieues: le signe d’un mauvais goût. Mais peu importe, en somme: il est ce qu’il est, louvoyant pour rester au contact de ce qu’il a perdu le jour où il a tout quitté: la jeunesse et le succès. Il lui manque l’intelligence, la culture et la finesse ?

Mais de cela, il se moque éperdument car ce qu’il admire, c’est la force: la seule vraie valeur. Il rêve d’un univers où domine la puissance dont il a la nostalgie et se rêve entouré d’une foule béate de profanes qui partage pour lui la convoitise qu’il a pour elle. Quant au reste, il feint de s’y intéresser; mais en vérité n’y comprend rien au point qu’il s’imagine que tous ceux qu’ils croisent et qui ont du succès partagent ses ambitions et ses avidités.

Il n’en est rien, en vérité, pauvre petit. Mais cela, tu ne le sauras jamais. Et le jour où ceux qui t’entourent aujourd’hui se feront porter pâle le jour de ton inhumation car ils ne te doivent rien et ne t’aiment pas, alors il sera évident que le poids de tes crimes est bien plus lourd que celui de tes lauriers. Mais qu’importe ? Car crois-tu vraiment au fond de toi aux Mystères de la Résurrection ?

Mais cela, pauvre Bigotes, j’en doute, c’est une autre fiction, c’est le dernier mensonge que tu te racontes à toi-même.

Ah, je réalise que je vous avais promis de vous parler de ses qualités; mais voilà que ma plume ne trouve plus le chemin de l’encrier. Il me faut donc renoncer à la fiction que je souhaitais broder.

Xavier-Laurent Salvador

Mon ami Plouc

10/09/2018

** Anecdote **

Laisse moi vous entretenir de mon ami Plouc dont le trait de caractère est parmi les plus répandus en ce monde chez ceux qui, faute d’intelligence et de subtilité, en viennent à imaginer que le temps passé sur terre compte à soi seul comme l’unique vertu estimable et qu’à ce compte, ils sont d’une infinie respectabilité.

Affublé par la nature d’une élocution difficile, qui trahit son peu de culture, et d’un esprit lourd et sans répartie, il n’est d’aucun charme en conversation. On peut toujours tenter de plaisanter avec lui, c’est là chose impossible, et cela pour deux raisons. La première, c’est qu’il ne comprend pas; la seconde, c’est qu’il ne rit qu’à ses propres plaisanteries qui sont les seules dont il croit saisir toutes les implications. Je dis qu’il “croit” cela car à y bien regarder, ses plaisanteries souvent douteuses ont le don de lui attirer l’inimité des hommes qu’il agresse et le mépris des femmes, insultées. Quelques poules corruptibles parfois se laissent aller à le trouver amusant, ce qui pour lui vaut toutes les récompenses. Lent à la réponse, il compense par une extrême agressivité que sa parole empêchée contrarie quelque peu au grand bonheur de tous ceux qui se voient ainsi dispenser d’avoir à subir une conversation. N’ayant jamais compris ce qu’il pouvait bien y avoir à chercher dans la Recherche, sa carrière l’a amené à gravir les échelons de l’administration. C’est d’ailleurs là une mode bien française qui consiste à confier la gestion des affaires les plus sensibles aux personnes les moins à même d’y réussir, bref. Et dans l’ombre de personnes à la rhétorique plus aiguisée, il en est arrivé à l’âge de la Retraite à s’imaginer qu’il est lui-même l’auteur de la réussite de l’Institution qui pourtant ignore encore son existence. C’est au moment de se faire remercier qu’il comprend alors qu’il est bien seul au Royaume des cons.

Ah, vous ai-je dit que mon ami Plouc est né dans les îles ? Cela vaut d’être dit, car à y bien penser, c’est peut être l’occasion de trouver la source de son vice. Mais par chance, il a parfois le Rhum gai. Acariâtre, maladroit et grossier, les personnes qui le fréquentent en viennent très rapidement à se détourner de sa conversation. Les voilà donc racistes et odieux, sapajous, méprisants, insultants et source de toutes ses incompétences. L’explication est vite trouvée.

Mais voilà qu’il trouve enfin un endroit où réussir et prendre du pouvoir: une association, un parti, un club quelconque. Et soudain tout s’éclaire: il est donc bien l’homme brillant que sa maman lui avait promis qu’il serait ! Voilà 65 ans qu’il attend ce moment… Malheureusement pour lui, Midas des caniveaux transformant en boue tout ce qu’il touche, il en vient à ruiner la pauvre association qui lui faisait confiance. Est-ce de sa faute ? C’est évidemment impossible. Que fera selon vous pauvre Plouc confronté à la médiocrité de son existence, à l’inanité de ses ambitions, à l’ineptie de ses discours ?

Il tuera, car tout est discours. Sauf lui.

Xavier-Laurent Salvador

Notre jeunesse

Il y a un paradoxe qu’il faudra bien affronter un jour: pourquoi la jeunesse de Macron ne se reflète pas dans la composition sociologique de son mouvement ? Pourquoi le grand âge de Mélenchon est-il si attractif pour la jeunesse ? La raison qui vient à l’esprit en premier lieu est évidente: chacun offre le reflet à ses électeurs de ce à quoi il aspire. D’un côté, l’ardeur de la jeunesse de ceux qui, ayant connu le mythe de 68, y croient comme un facteur de l’action. De l’autre, la sagesse de ceux qui, ayant été bercé par le mythe de 68, cherche le témoignage de ceux qui l’ont vécu. Mais ce qui est fascinant, ce sont les conclusions radicalement opposées auxquelles parviennent les deux mouvements quant à la nature de l’action à mener. Les premiers marchent pour le maintien d’un certain état de choses et luttent de tout leur corps contre le changement. Les autres appuient de toute leur âme pour la rupture.

Il est probable que Maffesoli a raison quand il décrit que l’un des caractères propres de la post-modernité se concentre sur la tribalisation des moeurs. Sauf erreur de ma part, cet éternel retour à un état primitif senti par les sujets-vivants comme une évolution naturelle est un trait caractéristique de toutes les descriptions de l’éternel retour des arcs civilisationnels. Et plutôt que de le subir, en se braquant sur des positions dont nous savons par définition qu’elles sont vouées à l’extinction, il vaudrait mieux les anticiper.

Autrement dit, partant d’un constat réactionnaire, adopter une attitude profondément innovante - et donc en rupture.

La tribalisation des moeurs est à l’oeuvre en ce moment: ne survivront de la tragi-comédie politique à laquelle nous assistons que ceux qui appartiennent à un camp, à une famille, à un groupe dont ils sont porteurs non pas des valeurs, des idées, des sensibilités, mais bien de la cohésion autour d’un sentiment narcissique. Je suis l’histoire !

Ceux qui, à la dérive entre deux eaux, pensent que la bohème est encore une valeur post-moderne se trompent lourdement sur le sens de l’histoire car la non appartenance - qui est un refus de l’identité - est une déshérence: c’est-à-dire encore, étymologiquement, le refus de donner quoi que ce soit en héritage à ses descendants.

Ce contre quoi se révolte la descendance.

Xavier-Laurent Salvador